Printemps 2018 — Rapports du vérificateur général du Canada au Parlement du Canada Message du vérificateur general du Canada

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Des échecs incompréhensibles

Un échec incompréhensible.

Ce sont les mots que nous utilisons pour décrire le projet Phénix dans notre rapport d’audit sur la création et le déploiement du système de paye Phénix.

Ce rapport énumère les erreurs qui ont miné le projet. Nous savons donc comment l’échec s’est produit.

Par contre, ce que l’audit ne peut faire, c’est expliquer le pourquoi de cet échec.

Pourquoi est-ce que personne n’a vu que le projet n’aboutirait pas? Pourquoi n’a-t-on pas choisi de faire un temps d’arrêt pour le réévaluer en profondeur? La seule explication possible, c’est que des échecs cruciaux ont marqué tant la gestion du projet que sa surveillance.

Le pourquoi de l’échec sur deux fronts est incompréhensible.

En songeant à l’échec incompréhensible qu’a été Phénix, je m’aperçois que deux autres de nos audits dénotent eux aussi un échec incompréhensible, quoique d’une nature entièrement différente. Il ne s’agit pas dans ce cas de l’échec d’un projet, mais plutôt de l’échec d’un système tout entier, étalé sur plusieurs décennies. Et c’est un échec qui a touché encore plus de gens que Phénix.

Il s’agit de l’échec incompréhensible des efforts faits par le gouvernement fédéral pour améliorer les conditions de vie des peuples autochtones au Canada. Nos deux récents audits sur le sujet s’ajoutent à la longue liste des audits qui sont venus avant et qui eux aussi ont souligné les piètres résultats des programmes pour les Autochtones.

Ce qu’il faut savoir à propos de ces deux échecs incompréhensibles et très différents – Phénix et les programmes pour les Autochtones – c’est qu’ils ont été transmis de gouvernement en gouvernement.

Un échec n’est pas toujours une mauvaise chose. Les échecs sont inévitables, il y en aura toujours. Ils ne peuvent pas être éliminés, et ils ne devraient pas l’être. De fait, l’échec est une façon d’apprendre et de s’améliorer.

Prenons une analogie sportive : chaque année, une équipe triomphe tandis que toutes les autres perdent. Les équipes perdantes tirent des leçons de leur défaite en vue de s’améliorer. Il y a cependant un type d’échec qui est plus difficile à accepter. Il s’agit de celui qui survient quand une équipe marque dans son propre but.

Dans l’univers des buts marqués contre son propre camp, Phénix est de proportions monumentales.

Ce sont justement ces buts marqués contre son propre camp auxquels nous devons mettre fin, ces échecs incompréhensibles et évitables qui touchent un si grand nombre de gens, et qui prennent tant de temps et d’argent à corriger.

J’en viens donc à reprendre la question que pose Donald Savoie dans son ouvrage intitulé « Whatever Happened to the Music Teacher? », en la modifiant légèrement pour l’adapter à Phénix.

Comment le projet Phénix a-t-il pu échouer de façon aussi retentissante quand le système prévoit un cadre de responsabilisation de gestion, des politiques de gestion des risques, des évaluations de programmes, des audits internes, des comités ministériels d’audit, des administrateurs des comptes, des plans ministériels, des rapports ministériels sur le rendement, des primes de rendement et les audits de performance du Bureau du vérificateur général?

Notre audit de Phénix n’a pas répondu à cette question car, parfois, un audit conventionnel ne suffit pas à dégager la cause d’un échec. C’est pour cette raison que j’ai préparé ce message : pour tenter de cerner la cause des échecs incompréhensibles de l’administration publique.

Cependant, avant d’entamer cette exploration, je tiens à préciser que je suis absolument convaincu que même si le gouvernement donne des suites concrètes aux recommandations faites dans notre rapport d’audit sur Phénix et qu’il met en œuvre toutes les leçons tirées du rapport de Goss GilroyNote de bas de page 1 sur Phénix, tout cela ne fera rien pour empêcher un autre échec incompréhensible.

Pourquoi en suis-je si sûr? Eh bien – même si j’espère que l’avenir me donnera tort – ma certitude provient de 40 années d’audits de performance et d’une tradition persistante d’échecs incompréhensibles des programmes pour les Autochtones. C’est cela qui me fait penser qu’il y a fort à parier sur un nouvel échec incompréhensible à l’avenir.

Est-ce évitable?

Peut-être.

Mais uniquement avec des changements qui vont au-delà des recommandations formulées dans notre rapport d’audit.

Au bout du compte, notre meilleur espoir pour éviter d’autres échecs incompréhensibles repose sur un changement de la culture du gouvernement fédéral.

On entend beaucoup parler de leçons apprises et de blâme, mais beaucoup moins de la culture qui ouvre la voie aux échecs incompréhensibles.

À qui le blâme

Avant de tenter d’expliquer comment la culture du gouvernement rend possibles les échecs incompréhensibles, je dois aborder la question suivante : qui doit-on blâmer pour l’échec du système Phénix?

Je ne crois pas que cette question est la plus importante. Je pense d’ailleurs que ma réponse laissera bien des gens sur leur faim.

De plus, la question n’est pas simple parce que le projet Phénix semble avoir été structuré de manière à éviter toute reddition de comptes, que ce soit intentionnellement ou par accident.

Il n’y a aucun document qui montre qu’une personne a approuvé le déploiement du système.

Trois sous-ministres se sont succédé à Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) au cours des sept années qui ont précédé le déploiement du premier volet du système, en février 2016. Au moment de déployer Phénix, le sous-ministre de SPAC n’était en poste que depuis environ une année. Et il a quitté ses fonctions peu après la mise en œuvre du premier volet du système.

SPAC a tenté, à la dernière minute, d’associer l’ensemble du groupe des sous-ministres à la décision de déployer Phénix, mais ce groupe n’avait pas l’autorité de prendre des décisions dans ce dossier.

Le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada s’est rendu compte tard dans la démarche qu’un problème se profilait, mais lui non plus n’avait pas de pouvoir de décision. Il est donc resté sur la touche pendant que son équipe marquait un but contre son propre camp. Il en a été réduit à demander à GartnerNote de bas de page 2 d’établir un rapport externe, que SPAC n’a pas regardé.

Autrement dit, comme c’est souvent le cas, ce n’est pas le blâme à distribuer qui manque.

Notre audit retrace les erreurs commises par les cadres responsables du projet, mais les traces écrites s’arrêtent à eux.

De toute façon, au bout du compte, le sous-ministre est comptable des actions et des décisions prises sous sa gouverne.

En effet, le sous-ministre est l’administrateur des comptes du ministère. Dans un rapport de 2007, le Comité permanent des comptes publics affirmait : « Les administrateurs des comptes devraient s’assurer que l’administration financière dans leur ministère ou organisme répond aux normes de la conformité, de la prudence et de la probité ».

Le sous-ministre était donc comptable des actions et des décisions prises sous sa gouverne, mais il demeure que son personnel ne lui a pas communiqué l’information dont il avait besoin pour bien saisir les risques qui menaçaient le projet. Il n’y avait aussi aucun mécanisme indépendant de surveillance du projet, et le sous-ministre avait été nommé à la tête d’un ministère complexe au moment même où le projet Phénix tirait à sa fin.

Ces faits n’excusent rien. Le fait d’ignorer ce qui se passe dans son ministère n’est pas une excuse que peut invoquer un sous-ministre pour se soustraire à ses responsabilités. L’ancien sous-ministre devrait être comptable de la décision de déployer Phénix, mais il n’est pas la cause du problème.

Le gouvernement qui a approuvé le projet Phénix à l’origine devrait, quant à lui, être comptable du fait que le projet n’était pas doté d’une structure de surveillance appropriée. Par ailleurs, je ne comprends pas comment quiconque a pu croire qu’un projet comportant un important volet informatique et porteur d’une facture de 300 millions de dollars pourrait être réalisé sans dépasser le budget établi, et générer rapidement des économies de 70 millions de dollars par année.

Il ne faut pas non plus oublier le gouvernement qui dirigeait le pays lorsque la décision de déployer le système a été prise. Il n’a manifestement pas posé les questions qu’il aurait dû pour comprendre toute l’importance des risques graves associés au projet. De fait, le projet n’était même pas mentionné dans la lettre de mandat de la ministre des Services publics et de l’Approvisionnement, et ce, en dépit de la controverse suscitée par la décision de l’ancien gouvernement de centraliser les conseillers en rémunération à Miramichi.

Je ne cherche pas à distribuer de blâme politique. Selon moi, les deux gouvernements ont chacun eu la possibilité d’intervenir à différents moments pour prévenir l’échec incompréhensible qu’est devenu Phénix.

En résumé, les cadres responsables du projet sont à blâmer pour les défaillances du projet; le sous-ministre qui était en poste au moment du déploiement du système est comptable de l’échec survenu pendant son mandat; l’ancien gouvernement est comptable de l’absence d’un mécanisme approprié de surveillance du projet; le gouvernement actuel est comptable devant le Parlement de la décision de déployer le système. Le gouvernement actuel a aussi la responsabilité de corriger le problème, ce qui en tout coûtera plus d’un milliard de dollars et prendra des années.

Certains ne seront pas d’accord avec la répartition que j’ai faite du blâme, des obligations de reddition de comptes et des responsabilités. Il va de soi que j’estime qu’il est important de cerner les responsabilités de chacun, mais pointer du doigt les personnes qui méritent un blâme ne réglera rien, en dépit de la satisfaction que certains en tireront.

La plupart des personnes qui ont causé le problème sont déjà passées à autre chose. Les noms et les visages ont changé, et ils continueront de le faire. Les gouvernements se succèdent et ils continueront de se succéder, et les échecs incompréhensibles persisteront.

Un examen ordinaire des leçons apprises n’empêchera pas d’autres échecs incompréhensibles de se produire. Phénix marque un moment déterminant – en fait une sonnette d’alarme – qui va bien au-delà des leçons apprises. Cet échec doit nous inciter à mieux comprendre les problèmes généralisés de culture du gouvernement, et à les corriger.

Une culture d’obéissance qui risque l’échec

On entend souvent parler de culture organisationnelle, mais il s’agit d’une notion qui est difficile à cerner ou à évaluer. Il faut donc plutôt la décrire.

Dans les paragraphes qui suivent, je donne ma description de la culture du gouvernement fédéral – une culture qui s’est précisée au fil de décennies.

Je veux qu’on comprenne bien que le gouvernement actuel n’a pas créé cette culture. Il en a hérité. Cependant, il a aujourd’hui la possibilité de la réorienter de façon positive.

Un régime démocratique de type Westminster exige une saine tension entre le point de vue de la classe politique et celui de la fonction publique. Si cette tension est équilibrée, les programmes gouvernementaux donnent des résultats pour les citoyens.

Les gouvernements auront toujours le droit de choisir une direction autre que celle recommandée par la fonction publique. Après tout, c’est aux électeurs que le gouvernement doit rendre des comptes. Toutefois, lorsque l’équilibre entre les deux points de vue vacille, le risque d’échec augmente.

Les gouvernements élus, peu importe leur allégeance politique, privilégieront toujours la mise en œuvre rapide d’actions pour régler les problèmes de société. Ils croient qu’une action rapide aura des retombées favorables aux prochaines élections.

La fonction publique doit quant à elle privilégier l’action à long terme pour générer des programmes publics durables, même si leurs retombées politiques favorables à court terme sont limitées. Les deux points de vue sont importants.

Notre audit sur le remplacement du pont Champlain à Montréal montre que lorsque les deux points de vue ne sont pas en équilibre, les décisions tardent et il faut une crise pour enclencher une action. Un gouvernement ne peut faire autrement que de réagir à une crise, même s’il n’en est pas l’auteur. Les retards dans la prise de décisions sont fort coûteux.

Les ministres et les fonctionnaires ne voient pas de la même façon la mise en œuvre de programmes. Un ministre considère qu’il agit lorsqu’il annonce un nouveau programme. Pour lui, la mise en œuvre du programme est un détail. Pour un sous-ministre, l’annonce du programme n’est que le début. Le sous-ministre sait en effet qu’il faut travailler avec diligence, parfois pendant de nombreuses années, pour réussir la mise en œuvre d’un programme.

Les ministres ont aussi tendance à se désintéresser, pour des raisons politiques, des projets de type administratif, comme les projets de gestion de la paye. Pour eux, ce type de projet n’apporte aucun avantage sur le plan politique et accapare des fonds qui pourraient être consacrés à des initiatives plus visibles. Les électeurs entendent parler de ces projets uniquement lorsqu’ils échouent.

Les ministres s’attendent à ce que ces projets soient rigoureusement gérés, si bien que les budgets et les calendriers d’exécution sont coulés dans le béton très tôt… et généralement impossibles à respecter. Si un projet de technologies de l’information est réalisé à temps et sans dépasser le budget prévu, il est quasi assuré qu’il ne donnera pas les résultats escomptés. C’est ce qui s’est produit avec Phénix.

Les ministres veulent aussi récolter trop rapidement les économies engendrées par les projets administratifs, parce qu’elles sont les seuls résultats visibles de ce type de projet. Or, les projets de transformation doivent souvent bénéficier d’un financement de transition pour fonctionner comme prévu. C’est une considération qui est bien souvent négligée. Si un gouvernement réduit trop rapidement les budgets, la transition risque de souffrir, et les coûts à long terme risquent d’augmenter au lieu de diminuer.

L’appétit des ministres pour le court terme explique d’ailleurs pourquoi le dossier autochtone a si peu progressé. Pour vraiment avancer ce dossier, il faut privilégier le long terme. Toutefois, comme le dossier est généralement porteur de problèmes politiques à court terme, le gouvernement joue la prudence en se limitant à gérer des paiements au lieu de nouer des partenariats actifs avec les peuples autochtones pour améliorer les résultats des programmes. Le succès se mesure désormais aux sommes dépensées, et non à des résultats supérieurs pour les peuples autochtones.

Dans la culture actuelle du gouvernement, les deux points de vue ne sont pas en équilibre, et le côté politique domine. Cela s’explique en grande partie par le caractère instantané des communications numériques : en d’autres termes, la classe politique se préoccupe davantage de la gestion du message et de l’image.

Les ministres comptent désormais sur les fonctionnaires pour mettre les programmes en œuvre sans commettre d’erreur qui pourrait faire la une des journaux. Aucun élu ne veut devoir assumer la responsabilité d’une erreur – réelle ou perçue – qui fait les manchettes.

La prédominance du point de vue politique a érodé l’influence des sous-ministres. Deux choses le confirment : la courte durée du mandat des sous-ministres et l’influence croissante du personnel du bureau du ministre.

Au cours des dernières années, quatre sous-ministres se sont succédé respectivement à Services publics et Approvisionnement Canada et au ministère de la Défense nationale. Comment un sous-ministre pourrait-il maîtriser les dossiers de ces deux grands ministères en si peu de temps?

Un vaste groupe de personnel politique donne des conseils stratégiques aux ministres que les sous-ministres sont pourtant chargés de conseiller. Il est donc plus difficile pour les sous-ministres d’être entendus. Dès lors, il est plus facile pour eux de suivre simplement la volonté du ministre sans poser de questions, plutôt que de lui donner des avis courageux sur les embûches qui pourraient survenir et sur la manière de les éviter. C’est ainsi que les sous-ministres conservent la confiance de leur ministre et préservent le peu d’influence qu’ils ont.

Il ressort de cette dynamique une fonction publique docile qui tente d’éviter tout risque et erreur, ce qui est bien sûr impossible, de sorte qu’elle cherche plutôt à éviter de devoir assumer la responsabilité des erreurs qui surviennent.

Dans cette culture, pour un fonctionnaire, il est souvent préférable de ne rien faire plutôt que d’agir puis d’échouer. Cependant, si le fonctionnaire ne peut éviter d’agir, alors il essaie de se trouver un moyen plausible de décliner toute responsabilité en cas d’erreur.

Des politiques sont mises en œuvre pour parer le blâme. Les cases à cocher sont vénérées : si toutes les politiques et toutes les procédures ont été suivies et que toutes les cases ont été cochées, alors l’échec est certainement dû à une défectuosité du système.

Et bien entendu, tout problème public engendre d’autres règles et d’autres cases à cocher. Il est impossible de respecter toutes les règles mises en place par l’administration publique, parce qu’elles sont tout simplement trop nombreuses.

J’ai longuement décrit la culture actuelle au gouvernement. Pour résumer, je crois que la culture du gouvernement a engendré une fonction publique docile qui craint les erreurs et les risques. Sa capacité à exprimer les vérités difficiles s’est amoindrie, et la volonté des cadres supérieurs de les entendre s’est aussi érodée. Cette culture cause les échecs incompréhensibles que la fonction publique cherche justement à éviter.

La culture doit changer

J’ai brossé un tableau sombre de la culture du gouvernement fédéral. J’espère cependant qu’il suffira à amorcer le virage.

Cette culture est la réponse aux deux questions que j’ai posées précédemment : Pourquoi Phénix a-t-il échoué? Et dans un environnement aussi encadré que celui d’un gouvernement, comment la débâcle du projet Phénix est-elle devenue possible?

Comme je l’ai dit plus haut, au bout du compte, la culture du gouvernement doit changer.

Je n’ai pas le mode d’emploi pour corriger une culture défaillante. Je sais cependant qu’il faut, dans un premier temps, la décrire. C’est ce que j’ai tenté de faire ici, même si le tableau est peut-être incomplet. Dans un deuxième temps, il faut admettre que la culture pose un problème véritable et qu’il faut le corriger de toute urgence.

Il appartient au gouvernement et à la fonction publique de trouver comment le corriger.

Il y a une toutefois une lueur d’espoir au tableau. Si la culture est certainement problématique, le dernier sondage mené auprès des fonctionnaires indique que le fonctionnaire moyen souhaite un changement et veut travailler dans un milieu de travail qui se préoccupe de produire des résultats pour les citoyens.

Le gouvernement est à la croisée des chemins. Il peut perpétuer la culture actuelle et son lot de problèmes, notamment les échecs incompréhensibles qu’elle engendre, ou il peut changer la culture et récolter les fruits de la mise en œuvre de programmes utiles pour les citoyens.